Marcel VERRIER
UN APRES-MIDI DE CHIEN
Ditché, capturé, évadé
Le 23 septembre, le sous-lieutenant
Marcel Verrier du 1/3, allait vivre une mémorable aventure qu'il conta, plus
tard, dans son livre "Les arènes du ciel".
À notre arrivée sur le terrain de Campo
del Oro, le 21 septembre, une bonne odeur de terre de bruyère nous monta aux
narines : enfin ça sentait la France ! Pendant les trois années de terre
africaine que nous venions de vivre depuis la campagne de France, nos horizons
quotidiens au Maroc, Algérie puis en Tunisie, avaient toujours été les mêmes :
terres jaunes et caillouteuses des hauts plateaux, les sables ocre des dunes,
la côte déchiquetée de l'Algérie, que nous retrouvions depuis mai 1943, à
chaque retour de mission, loin en mer.
Ici, il y avait de l'herbe, comme dans
les prairies de Normandie ou d'Alsace, qui ne disparaîtrait pas au premier coup
de sirocco.
Nous fûmes rattachés, avec nos camarades
du 2/7, au 327e Squadron de la RAF, pour reprendre, comme en Afrique
du Nord, l'existence qui était la nôtre depuis neuf mois, depuis que nous
étions revenus dans la guerre.
Le 30 septembre dans la matinée, nous
décollâmes, à six avions, avec Pissotte comme "leader", Jacquet et
moi dans sa patrouille. La seconde, emmenée par Blanck, comprenait Brunet et
Causse.
Nous venions de doubler le cap Corse, en
direction de l'île d'Elbe, lorsque Blanck signala :
- « Deux avions à deux heures ».
Je vis aussitôt deux silhouettes
massives, venant dans notre direction au ras de l'eau. Deux "géants",
des Messerschmitt 323 transports de troupes : 60 mètres d'envergure. Quelles
belles cibles ! Même en fermant les yeux, on ne pouvait pas les manquer.
Messerschmitt
323 "Gigant" (DR)
Pissotte annonça en radio :
- « C'est le moment d'y aller, les gars
! ».
Chaque patrouille s'occupa de son
gibier, celle de Blanck prenant à son compte le premier appareil. En trente
secondes, elle lui régla son sort : trois secondes plus tard, le Me 323 brûlait
à la surface de la mer.
Notre victime était plus coriace. Après
plusieurs passes, bien qu'ayant deux moteurs sur six en feu, il volait encore,
ses mitrailleurs nous arrosant copieusement. L'un d'eux ne me manqua pas et la
pression d'huile commença à diminuer d'une manière inquiétante. Ma radio ne
fonctionnait plus, impossible de prévenir mes équipiers de ce problème. Je pris
le cap de la terre, vers Bastia, au moment où deux Me 109 se dirigeaient vers
moi. Je virai sec, mais les deux Allemands poursuivirent leur trajectoire. Je
me retrouvai seul, avec un moteur de plus en plus récalcitrant. Au fil des
minutes, la terre me parut de plus en plus lointaine à atteindre.
Alors que je m'en approchai peu à peu,
des éclatements de 88 m'encadrèrent. Malsain ! Je décidai de remonter vers le
nord. Peine perdue ; la Flak m'accompagnait avec précision.
Brusquement, après deux ou trois
hésitations, le moteur cessa de fonctionner. J'étais à 300 mètres à peine.
J'eus beaucoup de mal à m'extraire de la cabine, mais enfin, grâce à deux ou
trois violents efforts, je chutais dans le vide, suspendu par les épaules.
Quelques secondes plus tard, ma Mae
West bien gonflée me ramenait à la surface (ma respiration bloquée m'avait
évité de boire une bonne tasse) et le vent du large, s'engouffrant dans ma
voilure, m'entraînait sur le dos, en direction de la côte. Elle ne tarda pas à
se coucher. Je larguai mon parachute, récupérai non sans mal le sac contenant
le dinghy et, après avoir avalé quelques rasades d'eau salée, je tentai de
gonfler mon canot de sauvetage. Opération d'une extrême facilité à terre, mais
avec mon équipement de vol trempé, il me fallut une demi-heure d'efforts avant
de pouvoir me hisser dans ce frêle esquif.
Je ramai péniblement vers un point de la
côte que j'avais repéré. Je comptai qu'il me faudrait bien trois ou quatre
heures pour y aborder. Je ne le ferais d'ailleurs que de nuit afin d'échapper
aux recherches. Cette illusion s'évanouit très vite car une vedette, que je
n'avais pas aperçue, vira au ralenti autour de mon dinghy, arborant à l'arrière
un beau pavillon à croix gammée sur fond blanc. Écœuré, je saisis le cordage
que me lançait un marin. Je fus hâlé, hissé à bord par des bras vigoureux,
incapable de prononcer une parole. Trempé depuis quatre heures, grelottant, je
claquais des dents. Deux marins me roulèrent dans une couverture et me
placèrent à l'abri du vent.
Un gradé s'approcha et m'adressa la
parole en anglais, puis en allemand. Je ne répondis pas. Il me questionna sur
ma nationalité.
- « Françouze »! Dis-je.
Tous parurent stupéfaits. L'un des marins, parlant français, demanda :
- « Vous êtes français ? »
- « Oui, officier français. »
- « Que désirez-vous ?»
- « À boire... »
- « Ya ! Voulez-vous du thé, du café, du schnaps, de l'eau ? Avez-vous faim
? »
On ne pouvait vraiment pas être plus aimable avec un ennemi. On m'apporta
une bouteille d'eau minérale, un verre. Puis le gradé me tendit un papier, un
crayon :
- « Votre nom ! »
J'écrivis mon nom, prénom, âge, les
seuls renseignements que l'on devait fournir. Ils cherchèrent à connaître le
lieu de ma naissance, mais ma mère et ma sœur habitant le pays, je ne voulais
pas qu'elles fussent inquiétées. J'avais de plus en plus froid. On me
déshabilla de mes vêtements mouillés pour m'en fournir des secs, ce qui me
permit de laisser tomber mon bracelet d'identité à la mer.
La vedette me conduisit dans le port de
Bastia où un side-car attendait sur le quai. Les marins m'aidèrent à m'y
installer car je souffrais du bras droit, heurté par l'empennage de mon avion
lorsque je l'abandonnai. Ils me laissèrent une couverture pour m'abriter. Je
les remerciai. Si j'avais été repêché par une autre vedette, je n'aurais pas
été mieux traité.
Mon véhicule m'emmena à la Kommandantur,
où un officier allemand m'interrogea. Je ne fus pas plus loquace que sur le
bateau. Un officier de gendarmerie entra. Il ne me prêta d'abord aucune attention
et, se retournant vers le planton qui me gardait :
- « Qu'est-ce qu'il a, celui-là ! Il est malade ? »
Je devais avoir l'air bien mal en point.
Tant mieux, on se méfierait moins de moi. Une dame âgée, que nous avions
croisée tout à l'heure à l'entrée, passa devant moi :
- « Désirez-vous quelque chose, demanda-t-elle ? »
- « Oui, madame. J'ai faim et soif. Je désirerais une boisson chaude. »
Elle s'éclipsa discrètement, tandis que le capitaine de gendarmerie, étonné
de m'entendre parler français, s'approcha de moi. Je murmurai entre mes dents :
- « Je suis officier français comme vous. Regardez où l'on m'emmène.
J'aurai besoin de vous. »
II m'adressa un coup d'œil complice et
s'écarta. La vieille dame revenait avec une tasse de thé bouillant, mêlé de
rhum. Je l'avalai avec délices, puis deux Allemands m'aidèrent à me lever et me
conduisirent dans une chambre où l'on me donna à nouveau des vêtements propres,
après une friction énergique qui me revigora. Je n'en laissai rien paraître,
feignant toujours d'être plus éclopé que je ne l'étais en réalité.
J'évaluai mes chances d'évasion. Elles
étaient plutôt minces, car mes trois gardiens étaient armés, et tant qu'il
ferait jour...
Une voiture me conduisit à une dizaine
de kilomètres dans une villa où je fus reçu par deux officiers de la Luftwaffe.
Ils m'interrogèrent courtoisement mais n'obtinrent pas plus de précisions que
leurs prédécesseurs. Ils m'offrirent du cognac que je refusai et s'apercevant
que j'étais blessé, ils s'étonnèrent que je n'aie pas été soigné. L'un d'eux
décrocha le téléphone, donna un ordre d'une voix sèche. Une demi-heure plus
tard, alors que la nuit commençait à tomber, une ambulance vint me chercher.
Deux infirmiers m'y transportèrent, fermèrent la porte à clé : pas moyen de
sortir.
L'ambulance, après quelques kilomètres
sur une route empruntée par de nombreux véhicules de la Wehrmacht, stoppa
devant un bâtiment transformé par les Allemands en hôpital de campagne. Mon
brancard fut descendu, et je fus amené dans une grande salle où tout le monde
m'examina curieusement. Les infirmiers eurent le sourire lorsque le gardien
leur apprit que j'étais un aviateur français. Cette nouvelle parut les réjouir
et je ne compris pas les raisons d'une telle sympathie à mon égard. Un
infirmier, dans un mauvais français, m'apprit que, pour moi, la guerre était
terminée et que j'avais trouvé le bon filon.
Les infirmiers m'étendirent sur le
billard après m'avoir entièrement déshabillé. J'exagérais le mal dont je
semblais souffrir. Un médecin allemand, genre Eric von Stroheim, m'examina
minutieusement, le monocle vissé dans l'arcade sourcilière. Il ne découvrit, et
pour cause, aucune ne fracture. Il convint que j'avais les muscles du bras
droit et de la cuisse, sérieusement froissés : deux énormes "bleus"
le révélaient. Ma supercherie n'échappait pas au médecin. Il me fit habiller et
sortit de la pièce après avoir parlé à mes gardiens.
Fidèle à ma tactique, j'enfilai mes
chaussures avec force contorsions. J'avais les jambes "en flanelle".
Or il faudrait absolument compter sur elles le moment venu... Les infirmiers
entraient et sortaient, mais il ne se passait pas une minute sans que l'un
d'eux m'adressât la parole, soit en allemand, soit en français. Comment
allais-je sortir de cette impasse ?
Une demi-heure s'écoula. La porte
s'ouvrit soudain et deux jeunes SS apparurent et saluèrent le médecin qui
venait de réapparaître. Il leur dit quelques mots en me désignant. Ils
s'approchèrent de moi et me firent signe de les suivre, sans esquisser un geste
pour m'aider. Deux infirmiers me saisirent par mon bras valide et m'aidèrent
pour sortir. Un side-car stationnait devant la porte. Les SS m'y firent monter.
Je m'y affalai ostensiblement, tandis que les deux hommes occupaient les deux
sièges de la moto, en songeant, peut-être, qu'il avait été inutile d'envoyer
deux soldats d'élite, armés de pistolets, pour escorter un prisonnier à
l'aspect aussi minable.
La moto démarra, tous feux éteints,
roulant lentement sur la route encombrée, dans la nuit sombre à présent. Je
supputais mes chances d'échapper à mes gardiens. Je devais à tout prix leur
échapper le plus tôt possible. Nous roulions vers la ville, et je n'avais pas
encore trouvé la solution la plus favorable. Si je sautais, le SS à
califourchon derrière le conducteur, me tirais comme un lapin.
Nous atteignîmes les premières maisons.
Dans l'obscurité la plus complète, nous ne roulions pas à plus de 10 kilomètres
à l'heure, le conducteur hésitant sur la route à suivre. Un camion, arrivant
face à nous, nous éblouit de ses phares. La moto ralentit brusquement. Je
décidai de sauter lorsque nous croiserions le véhicule. Mes deux "anges
gardiens" ne verraient rien dans le noir, pendant quelques secondes et
j'en profiterais pour filer.
Deux secondes à attendre. Je sortis
discrètement mes jambes du side. Le conducteur ne broncha pas. Je calai bien
mes jambes sur le rebord du marchepied, les bras s'arc-boutant de chaque côté
du side. Nous croisâmes le camion, entrant brusquement dans la nuit. Une
détente souple des bras et des reins, les jambes poussant à fond vers
l'arrière. Je fis un demi-tonneau à droite en dehors du side et je me reçus à
quatre pattes sur le sol, sans mal.
Je me relevai rapidement et tournai vers
le coin de la rue que nous venions de quitter. Je me faufilai derrière une colonne
de camions arrêtés... Derrière moi, aucun bruit de poursuite, ni de coups de
feu. J'étais enfin libre. Je marchai normalement et m'engageai dans une autre
rue, plus étroite. Une porte était ouverte dans un immeuble. Je m'y engouffrai,
tâtant toutes les portes fermées. L'une s'ouvrit sous ma pression. Elle
débouchait sur une cour et un autre immeuble. La chance me guida vers une
petite maison inhabitée, où je passai la nuit, dans un lit assez confortable.
J'étais exténué.
Cinq jours plus tard,
après de multiples péripéties, guidé par des Corses très accueillants, je
regagnais mon groupe, où j’avais été porté disparu.
Marcel VERRIER
Extrait de "Pionniers" n° 156 de mars 2003
Date de dernière mise à jour : 04/12/2011